Histoire d'une passion
Gisèle Halimi2011

Extrait
Une fille !

Ce 12 août 1992, tout a commencé par une chute. Une chute spectaculaire dans ma salle de bains.
Nue, le corps couvert d'une abondante mousse de savon, j'enjambe dans une folle excitation le rebord de la baignoire. Je vise le tapis d'éponge, trop lointain de la douche. Dans la même manoeuvre, fiévreuse, je tente d'arrêter la radio et France Culture.
Claude hurle. Je glisse. Un coup au tibia, un bleu (tenace) plus tard. Je tombe, je me relève et cours vers la chambre d'où Claude continue de hurler. «Ça y est, tu es grand-mère... Ça y est... C'est une fille !» Il ouvre grand la porte. «Elle s'appelle M. et trois autres prénoms, je ne sais plus.»
Toujours dégoulinante d'eau et de savon, toujours nue, immobilisée devant le téléphone, je hasarde, pour une vérification qui s'impose : «C'est sûr ? Une fille ?»
J'ai exprimé à plusieurs reprises ma frustration. Ne pas avoir réussi à mettre au monde une fille. Inconsciemment sans doute, je voulais qu'une partie de ma vie de femme serve de rattrapage à ma vie de fille rejetée par sa mère.
J'ai raconté le désamour de Fritna, ma mère, ma souffrance et mon obstination farouche pour la forcer à m'aimer. Jusqu'à sa mort, j'avais espéré. J'avais échoué.
Je n'avais donc jamais connu ce jeu fascinant de miroir auquel, enfant, j'avais rêvé. Me voir femme dans les yeux d'une autre femme, ma mère. La première semblable pour chacune d'entre nous. Cet échange unique m'avait été refusé, je m'étais convaincue que je le vivrais plus tard.
Plus tard et inversé. La mère, le repère, la source, ce serait moi. J'aurais - forcément - une fille (je n'aurais alors pas désiré d'autre enfant) et, forcément, je serais son miroir. Son apprentissage de la vie, avec moi. Son rire, ses larmes, son premier alphabet, son premier prix à l'école ou son premier chagrin d'amour, avec moi. Nous partagerions tout. Dans mon fantasme émerveillé, ma fille ne pourrait appréhender les autres et les choses de la vie que si j'en coloriais et en légendais les grands moments.